Cet article a été co-rédigé avec Diane-Valérie Bilala, Manager au sein d'EY Société d'Avocats.
Cinq années après la crise sanitaire et la généralisation du télétravail, force est de constater une tendance forte au retour en présentiel. Enquête après enquête, les entreprises relèvent les inconvénients du télétravail, dont le recours excessif peut nuire à la cohésion des équipes, au sentiment d’appartenance, à la motivation et, in fine, à la productivité. Ainsi, la presse s’est fait l’écho d’initiatives, dès 2023, de la part d’entreprises qui ont demandé à leurs collaborateurs de revenir plus fréquemment, voire totalement, au bureau. Cette tendance initiée par les entreprises outre-Atlantique se généralise au sein des sociétés en France.
Sur le plan juridique, les entreprises ont opté pour différentes solutions pour supprimer ou limiter le recours au télétravail, telles que la renégociation des accords collectifs, la révision des contrats de travail. D’un point de vue RH, les entreprises ont mis en place des incitations au retour au présentiel moyennant une amélioration des espaces de travail ou organisé des événements d’équipe, afin d’encourager le retour volontaire des salariés au bureau. Plus rarement, des directives managériales imposant un retour au bureau sous peine de sanctions ont été données. A ce jour, les télétravailleurs « intensifs » (qui pratiquent le télétravail 3 jours ou plus par semaine) ne représentent plus que 5% des salariés, contre 60% en 2021.
L’existence même du télétravail n’apparait pas cependant menacée. En effet, ce mode d’organisation du travail est entré dans les mœurs, relève d’une attente forte des salariés et des candidats à un emploi, pouvant même être perçu comme un « acquis » par les salariés. Toutefois, le nombre de jours télétravaillés dans la semaine est appelé à se réduire, les entreprises exigeant une présence accrue dans les bureaux (au moins 2 à 3 jours par semaine).
Cadre juridique du télétravail
Rappelons que le télétravail est principalement prévu par l’Accord National Interprofessionnel (ANI) du 26 novembre 2020, et par le Code du travail modifié en 2023, notamment son article L. 1222-9.
Le télétravail doit être mis en place par accord d’entreprise ou, à défaut, par une charte ayant fait l’objet d’une consultation du Comité Social et Economique (CSE). A défaut d’accord ou de charte, le télétravail est mis en place par tout moyen entre les parties (avenant au contrat de travail, notamment).
Les conditions de la fin du télétravail, communément appelées « réversibilité », font partie des mentions obligatoires des accords collectifs ou des chartes. Sont ainsi précisées les conditions dans lesquelles un salarié qui effectue un ou plusieurs jours de télétravail par semaine peut revenir à un travail dans les locaux de l’entreprise : dans quelles circonstances, sous quelles conditions, avec quel délai de prévenance, selon quel formalisme, etc.
Les clauses de réversibilité dans les accords collectifs prévoient principalement le délai de prévenance, compris entre 15 jours et 2 mois, la validation du retour au présentiel par le manager (ou parfois le N+2), la formalisation par écrit de la réversibilité et parfois, l’obligation de motiver ce changement.
L’employeur désireux de modifier les règles relatives au télétravail devra, en premier lieu, analyser les éventuelles clauses de réversibilité prévues dans l’accord collectif ou la charte et leurs modalités.
En second lieu, une analyse des clauses des contrats de travail est nécessaire afin d’identifier d’éventuelles dispositions relatives à l’aménagement ou la suppression du télétravail.
Modalités de mise en place du télétravail
Les conditions du retour au bureau dépendront donc largement de la façon dont le télétravail a été instauré :
- Si le télétravail a été mis en place par un accord collectif ou une charte, avec une clause de réversibilité telle que prévue par l’ANI et le Code du travail, trois situations sont alors possibles :
- une clause énonçant la fin du télétravail (et donc l'exécution des mêmes fonctions exclusivement dans les locaux de l'entreprise) à la demande de l'une des parties, moyennant un délai de prévenance et selon un certain formalisme ;
- une clause précisant que la fin du télétravail sera subordonnée à l'accord de l'autre partie ;
- une clause énumérant les situations dans lesquelles la fin du télétravail sera automatique (notamment en cas de déménagement du salarié, de modification de sa vie familiale rendant impossible le travail à son domicile, de restructuration de l'entreprise, etc.).
- Si le télétravail a été mis en place par le contrat de travail, en l’absence d’accord collectif ou de charte, il conviendra d’appliquer la clause de réversibilité prévue au contrat de travail, qui pourra contenir des dispositions particulières en termes de conditions, de formalisme ou de délai de prévenance.
- Si le télétravail résulte d’une pratique non-écrite, pouvant relever d’un usage si les conditions sont réunies (généralité, constance et fixité de cette pratique), l’employeur pourra le dénoncer à condition d’en informer le CSE (s’il existe) et les salariés, dans un délai suffisant
Modalités du retour au bureau
L’employeur peut-il, dès lors, imposer un retour au bureau ou, à tout le moins, une organisation du travail avec une diminution du nombre de jours de télétravail ?
S’il existe un accord collectif ou une charte sur le télétravail, qui prévoient une clause de réversibilité, cette clause s’appliquera. Dans la majorité des clauses, l’accord du salarié n’est pas requis et le retour au présentiel peut être imposé par l’employeur.
Dans un arrêt du 20 mars 2019 (n°15/06149), la Cour d’appel de Montpellier a relevé qu’une salariée, qui télétravaillait dans les Pyrénées Orientales, pouvait valablement se voir demander de revenir en présentiel dans les locaux de l’entreprise à Paris, en application de la clause de réversibilité prévue à l’accord d’entreprise, dont elle avait connaissance. La Cour a relevé que la salariée avait pu organiser sa vie personnelle en connaissance de cause et conclu que le refus opposé par la salariée était fautif.
De la même manière, la clause de réversibilité sera mise en œuvre si elle est prévue au contrat de travail et pourra notamment s’imposer au salarié si son accord n’est pas requis dans la clause. Selon la jurisprudence, le salarié ne pourra pas invoquer une exécution abusive ou déloyale du contrat de travail dans ce cas, ni demander la résiliation judiciaire du contrat de travail sur ce fondement.
En tout état de cause, si le contrat de travail ne comporte pas de clause de réversibilité, l’accord du salarié sera nécessaire et le retour au bureau ne pourra lui être imposé, selon une jurisprudence constante (et antérieure au développement du télétravail à la suite de la crise sanitaire).
Si le télétravail résulte d’un usage dans l’entreprise, l’accord du salarié pour une nouvelle organisation du travail sera requis. A défaut d’écrit, il n’est pas possible de mettre fin au télétravail sans l’accord du salarié, cela constituerait une modification du contrat de travail. L’employeur est donc tenu de recueillir son accord préalable sur la suppression du télétravail, suppression que le salarié est en droit de refuser, ce refus ne pouvant justifier un licenciement. La jurisprudence a ainsi condamné des entreprises ayant tenté de modifier unilatéralement l’organisation du travail. Toutefois, si la qualification d’usage est retenue, la dénonciation de l’usage peut être envisagée, en respectant les obligations habituelles d’information et de préavis.
Ainsi, en résumé, on peut distinguer deux cas de figure :
- Si une clause de réversibilité est prévue, dans un accord collectif, une charte ou au contrat de travail, c’est cette clause qui trouvera application et dictera dans quelles conditions l’employeur pourra imposer le retour au bureau ; dans la plupart des cas, l’employeur pourra imposer la nouvelle organisation du travail aux salariés sans avoir à recueillir leur accord.
- En revanche, en l’absence de clause de réversibilité, l’accord du salarié sera requis et la nouvelle organisation du travail ne pourra pas lui être imposée. Le problème de la suppression du télétravail ou de sa modification va provenir essentiellement des situations dans lesquelles le télétravail a été mis en place sans écrit et sans formalisme, ou par une simple mention dans le contrat de travail ne prévoyant pas de réversibilité. Dans ce dernier cas, l’accord du salarié sera requis, le télétravail étant un élément essentiel du contrat de travail selon la jurisprudence.
Au-delà de cette gestion des cas éventuels de refus en l’absence de clause de réversibilité, quelles sont les bonnes pratiques pour accompagner la mise en place cette nouvelle organisation du travail ?
Tout d’abord, le CSE devra être informé et consulté au titre de ses attributions relatives à l’organisation, la gestion et la marche générale de l’entreprise, et notamment aux conditions d’emploi et de travail.
Il conviendra ensuite de revisiter l’accord collectif ou la charte, étant précisé que l’accord peut être à durée déterminée ou à indéterminée, ce qui va bien sûr avoir un impact sur la décision à prendre en termes de stratégie à adopter pour modifier cet accord :
- En cas d’accord à durée indéterminée ou à une date d’échéance trop lointaine, il sera possible de réviser l’accord d’entreprise sur le télétravail, en respectant les conditions de révision prévue par l’accord, notamment pour y incorporer une clause de réversibilité si cette clause n’est pas déjà présente.
- A défaut de révision, une dénonciation de l’accord est possible avec un préavis de 3 mois en l’absence d’une autre durée prévue à l’accord (l’accord ainsi dénoncé survivra jusqu’à l’entrée en vigueur du nouvel accord ou, à défaut, pendant 12 mois).
Le DUERP (Document Unique d’Evaluation des Risques Professionnels) devra être mis à jour, puisqu’il s’agit d’une décision d’aménagement important, modifiant les conditions de travail, afin de prendre en compte l’ensemble des risques sur sites auxquels les salariés n’étaient éventuellement plus exposés en raison du télétravail.
Enfin, l’entretien annuel obligatoire, portant notamment sur les conditions d’activité des salariés et leur charge de travail, sera l’occasion d’aborder la question de la réversibilité du télétravail et les conditions du retour au bureau.
En tout état de cause, le retour accru au présentiel ne pourra être décidé unilatéralement par l’employeur, ni être immédiat, mais devra respecter un certain formalisme dans le cadre d’un dialogue avec les salariés et/ou leurs représentants.
Il est donc conseillé de dialoguer avec les parties prenantes (membres du CSE, collaborateurs…) ; prévoir un retour progressif au bureau pour adoucir la transition ; renégocier les accords télétravail, les chartes et réviser les contrats de travail.
Un statut hybride présentiel/distanciel semble être un bon compromis, qui tient compte d’une part des besoins de l’entreprise et d’autre part de la flexibilité souhaitée par les salariés/nouvelles recrues.